Les Deux Noules
La légende disait que le père noël avait insufflé la vie à deux petites boules de noël rouges. Pour les différencier de toutes les autres boules de la terre, ils leur avait donné le nom de noules ; noules de boël.
Il l'avait fait pour contrer une infâme rumeur : celle qui prétendait qu'il n'avait pas de couilles. De cette manière, le père noël arborait fièrement les guirlandes entre ses jambes, lors de son voyage hivernal. Au fil des années, grâce aux irréductibles enfants qui voulaient absolument entrevoir le père noël (et qui par conséquent entrevoyaient l'entrejambe), une nouvelle rumeur était née : le père noël avait des couilles. Vivantes.
Le père fouettard était jaloux. C'était lui qui avait des couilles normalement. Il méritait ses couilles. Il trouvait anormal que le père noël se targue d'avoir des couilles. Il avait donc mis en place un plan détestable, et avait réussi à subtiliser les noules du père noël juste avant le 25 décembre.
Ce dernier ne s'en était aperçu qu'en rentrant. Dévasté par la tristesse, il avait passé toute sa vie à les chercher, sans jamais pouvoir se résoudre à en créer de nouvelles. De générations en générations, les pères noël avaient tenté de les recouvrer. En vain ; personne ne les avaient jamais revues.
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Sauf Monsieur Triangle, qui les trouve par hasard dans une boite de pizza, en 1995.
Dès lors, Monsieur Triangle achète chaque année un saint pin de noël et le pose consciencieusement sur son socle en plastique. Il virevolte ensuite de part et d'autre et l'enguirlande malicieusement puis, après une profonde et grave respiration, décartonne sans un mot les deux petites noules de boël. Enfin, du bout de ses doigts vieillissant, ils les appose, bien en vue, au bout de la branche la plus basse de son sapin.
L'une est rouge, l'autre rosie par le temps. Elles sont en papier, recouvert d'un vernis qui les rend très solide (quoi qu'un peu cassant). A l'époque, elles avaient chacune une loupiote à l'intérieur qui s'éclairait la nuit. Mais depuis, personne, ni même Monsieur Triangle, ne semble vouloir remplacer les piles. Et face à cette inaction blessante, elles sont contraintes à greloter de concert, et à se tenir serrée dans l'espoir de ne pas geler.
Les voilà donc aujourd'hui qui pendouillent ensemble. Mais les deux noules font tout ensemble. Elles vivent ensemble, elle dorment ensemble ; d'ailleurs elles sont même nez ensemble, puisqu'elles sont jumelles, et œnologues. Elles sont brillantes, dans leur domaine, mais une chose les rend tristes : être obligées de sentir l'humidité intensive de la cave pendant onze mois, avant de retrouver l'air libre et fourmillant d'odeurs épicées du mois de décembre. Parce que pendant onze mois, elles sont recluses comme des parias ! Aux prises avec des araignées pas farouches et des blattes misérables. Luttant pour leur survie entre des pagaies qui ne serviront plus jamais, et des boitiers de cassettes désespérément vides.
- Tu trouves pas qu'il a prit un sacré coup de vieux ? avait dit la première noule, la plus rouge des deux.
- Il ne l'aurait jamais prit tout seul, je pense qu'on le lui a donné.
Comme Monsieur Triangle est seul, justement, il a toute l'année pour organiser le repas de Noël. Il y met toute son âme et commence à réfléchir au prochain dès le vingt-six décembre. Il y consacre deux heures par jours. Deux heures durant lesquelles il prépare (lentement) la table du réveillon, où il décore son petit salon, et où il récite, un à un, le patronyme de chaque membre de sa famille qui l'a laissé tomber. Ensuite, il s'assied sur son fauteuil et attend le jour suivant, en fixant d'un regard attentionné ses deux merveilleuses noules. Sauf qu'il finit toujours par s'endormir et c'est à ce moment précis que ses deux gros chiens débarquent pour lui lécher les pieds.
Le 24 décembre, tout est prêt. Monsieur Triangle se repose une ultime fois dans son fauteuil.
- Je sens qu'il est en train de s'endormir, murmure la noule rose dans un chuchotis imperceptible.
- Ton nez faste est très bon, lui répond la noule rouge, alors que les paupières de Monsieur Triangles se scellent définitivement.
Monsieur Triangle se met très vite à pencher, et pencher de plus belle, jusqu'à ce que son bras entraîne sa montre à gousset sur le sol, dans une chute tristement métallique.
- Regarde !
La noule rose attire l'attention de la noule rouge sur un détail important : les piles de la montre, gisant sur le parquet.
- C'est bien la première fois qu'une telle chance nous est offerte ! annonce fièrement la noule rose.
- Je pige pas ?
- Duracel, tu vois pas c'que c'est ?
- Duracel, si, je vois bien, c'est un nom voyant.
- Récupérons les piles, et nous n'aurons plus jamais froid !
- Le problème, c'est que nous sommes accrochées à cet arbre.
- Sûr qu'avant de sortir de là, on à du pin sur la planche.
- Et si... Et si on faisait comme les étoiles, qui filaires à l'anglaise ?
- Avec des ifs…
Après une courte discussion absurde, les noules sautent finalement de l'arbre. La boule rouge réalise un parquetissage magistral. Mais la noule rose, quant à elle… Tombe sur le côté et se fendille sur toute la surface.
- NE BOUGE PLUS ! lui crie la noule rouge.
- Tu au… rais pu te fendre d'un mot g… gentil, avant de me c… crier dessus !
- Comment te sens-tu ? s'inquiète la noule rouge en analysant les craquelures de sa soeur.
- C... craquante.
La noule rouge s'éloigne encore un peu plus de sa soeur jumelle, et se dirige vers les deux piles plates. De rebonds en rebonds, elle s'approche inexorablement de son but quand soudain.
- WOUF !
La noule rouge se fige instantanément. La peur au ventre.
- GRRRRRRRR……
Les deux chiens de Monsieur Triangle sont face à elle, bavant et grognant comme deux ivrognes.
Etant certaine que la faim est là, la noule rouge ferme les yeux et fait le vide dans sa tête. Lorsqu'elle les rouvre, les chiens ne sont plus là.
- Ils sont partis !! crie-elle, tout en se retournant vers sa noule de soeur.
C'est alors qu'elle découvre l'horreur : les deux chiens sont truffes à nez avec la noule rose.
D'où elle se trouve, la noule rouge essaie tant bien que mal d'attirer l'attention des chiens ; rien n'y fait. Ni une, ni deux, elle saute sur une des piles plates et s'éclaire comme une furie. La chaleur se répand dans tout son corps comme la lave en fusion d'un volcan sur le point d'entrer en éruption.
Reboostée par cette jeunesse retrouvée, la noule se lance dans un combat avec les chiens et sans prévenir...
- SCROUNTCH !
- SCROUNTCH !
Les molosses se jettent sur les noules, et les éclatent dans leur gueule, d'un violent coup de mâchoire. Un instant plus tard, ils se jettent sur les pieds de Monsieur Triangle, ronflant comme un bébé. Ils léchouillent le moindre recoin de sa peau, comme si rien ne s'était passé.
Au loin, dans une caisse de guirlandes oubliées depuis plusieurs années, les deux étoiles qui avaient filé à l'anglaise observent la scène.
- Voilà des noules en papier mâché ! lance la première étoile. Un sacré coup de gueule ces chiens.
- Dommage qu'elles n'aient pas senti le vin tourner, rétorque la seconde
- La définition même d'haine au logis ! Que veux-tu, les méchants ont encore gagné.
- Ils sentirent une nouvelle fois.
Alerté par le brouhaha de la bataille, Monsieur Triangle se lève d'un bon. Encore un peu dans le zague, il tangue de gauche à droite mais très vite, son regard se pose sur la branche la plus basse de son sapin.
Vide ! Les noules ne sont plus là !
Son regard balaie le sol complètement sale, avide de réponse et… Il tombe oeil à nez avec les restes confettiques de ses amours de papier rouge, visiblement moins vernies que lui.
A 23h10, Monsieur Triangle décide de se suicider.
A 23h11, Monsieur Triangle se ravise.
A 23h20, Monsieur Triangle, très remonté, décide de descendre ses deux chiens. Après avoir chargé son fusil et braqué les molosses, il tire finalement les deux balles dans la vitre de sa maison.
A 23h30, Monsieur Triangle se résout à se rendre au cimetière pour y enterrer les restes de ses noules.
A 23h40, Monsieur Triangle tombe prof à nez avec son ancien instituteur devenu fossoyeur.
A 23h41, Monsieur Triangle rentre chez lui sans broncher, avec les restes de ses noules.
Mais alors que tout espoir semble perdu, un tout petit gnome en costume de fée débarque par la fenêtre cassée, brandissant cul à l'air une baguette bienfaitrice.
- Je peux redonner vie à tes noules, dit-il avec Joie.
Joie se cache derrière le gnome, elle est timide et note sur un papier magique le nombre de bonnes actions réalisées par la fée de noël. Cette dernière secoue sa main et un fluide semble s'échapper de sa baguette.
Ignorant de qui il s'agit, Monsieur Triangle attrape une tapette à mouches non loin de sa main, et éclate le petit être ailé sur la table basse.
Joie, désabusée, dévisse le capuchon de son crayon et tente d'assassiner Monsieur Triangle.
- OH ! OH ! OH
Tout le monde s'arrête, et se retourne vers le bruit.
Le père noël est là, debout, dégoulinant de sang dans son costume déjà bien assez rouge.
- Quel est le fils de pute qui a voulu m'assassiner ?! s'indigne le père noël - à juste titre.
Le père noël remarque le fusil encore chaud, la fenêtre cassée, et la boite de munition ouverte sur la table.
- Imbécile ! Ce ne sont pas des balles de fusil ! Ce sont mes falles de busil ! Sept ans que je te les ai apportées, et tu ne les sors que maintenant ! C'est normal qu'elles soient parties faire un tour ! Evidemment, il a fallu qu'elles arrivent dans MA poitrine !
Joie, triste, s'enfuit précipitamment. Monsieur Triangle, lui, reste décontenancé par tout ce qui se déroule sous ses yeux.
- T'as de la veine que "gentil" ça soit mon job. Tiens, ton cadeau (le père noël lui jette un paquet). Va crever.
Sur ces mots affectueux, le père noël s'effondre par terre.
Avant de perdre la vue - puis la vie, le père noël voit dans l'ombre les noules ressuscités à temps par la fée de noël. Il n'en revient pas.
- Je les ai retrouvées...!
Puis il meurt.
Monsieur Triangle ne sait pas trop comment réagir. Cette soirée est manifestement un fiasco et il semble que tout soit de sa faute. Aussi, il se met à penser que sa famille l'a peut être abandonné avec raison. Il ouvre alors son paquet sans conviction, en sort une bouteille de vin, la pose sur la table, éternue, et entend un bruit sur le parquet.
Les noules de boël ; elles sont là et elles brillent, devant ses yeux.
Déconfit, il zieute les noules sans comprendre, puis refait le film de la soirée. Il observe le désastre sur son plancher, regarde à nouveau les noules et re le désastre sur le plancher.
Monsieur Triangle se dit qu'il faut qu'il arrête d'être con. Parce qu'il vient de tuer la fée et le père noël, il sait qu'il n'aura plus jamais la chance de retrouver ses noules, si elle viennent à disparaître à nouveau. Alors il entreprend de nettoyer le salon de fond en comble, de mettre le père noël dans la cheminée, et d'ornementer le socle de son arbre d'un sac à sapin brillant du handicap international. Parce qu'il est comme ça Monsieur Triangle. Il aime les handicapés internationaux ; au moins, ils ne sont pas en France.
Seulement, avant d'apposer les noules du bout de ses doigts vieillissant, bien en vue sur la branche la plus basse de son sapin. Monsieur Triangle les assied, pour la première fois, à sa table. Ensemble, ils savourent une dinde grillée au petits marrons. Ensemble, les noules en profitent d'ailleurs pour déguster, dans les règles de l'art, le vin offert par le père noël. Et si l'on ne compte pas les morts, ce soir pour une fois, le bonheur semble être partagé par tous.
Semble être ; car après tout, ce n'est jamais facile (qu'on soit noule ou dinde) de se savoir vivre.